04/10/2010

PIERRE EGGIMANN

A propos de l'article " Ist die freie Improvisation am Ende?" de Thomas Meyer, paru dans Dissonance, #111.

Cher Monsieur Thomas Meyer,

Je ne vous connais pas et manifestement, il en est de même pour vous. Je fais partie des insignifiants musiciens "obscurs" improvisateurs qui selon vous agonisent un peu partout sur les scènes suisses. Quel tableau, nous brossez-vous là ?

Mes collègues, au fils de leurs textes, ont, je dois le dire, déjà fait un très beau travail pour remettre à sa juste place votre diatribe. Non seulement elle amalgame des choses incompatibles, mais elle assène des informations totalement fausses et inexactes et montre votre profonde méconnaissance de la scène suisse de l'improvisation en la taxant de moribonde, alors que je constate actuellement une renaissance puissante de cette scène depuis quelques années. Par contre, je dois dire qu'elle n'est pas reconnue au même titre que les grandes manifestations people, tels le festival de jazz de Montreux, de Lugano, de Berne, le Paléo ou le Gurten. Alors que strass et paillettes pétillent au son des bulles de champagne pour VIP en goguette dans les grands festivals, un underground extrêmement actif organise et fait vivre des événements extraordinaires de créativité grâce à l'engagement d'humains passionnés et passionnants.

Ignorer, par exemple, le travail réalisé par le collectif de la Rue du Nord à Lausanne, La cave 12 et l'AMR à Genève, l'ABC à la Chaux-de-Fonds, les musicien de la scène biennoise tels, Lucien Dubuis (reconnu jusqu'à New-York), Lionel Gafner, Jonas Kocher (tous trentenaire ou moins) et le Swiss-Balkan Creative Music Project est soit de l'incompétence, soit de la désinformation malhonnête. Dans les deux cas, car je n'en vois pas d'autre, vous n'avez plus rien à faire ni dans un organisme de subventionnement culturel national, ni dans un journal parlant de musique nouvelle. Et dans ce cas, Cher Monsieur, j'ai également l'honneur de vous renvoyer l'ascenseur en déclarant que le journalisme honnête est mort ! A moins que ce soit le journalisme compétent !

En tant que pédagogue et musicien improvisateur de longue date, je désire simplement démonter votre grand concept, vieux de plus de trente ans, qui parfois ressurgit en déclarant que l'improvisation ne s'enseigne pas. Tout musicien qui se respecte, sait par définition que l'apprentissage de la musique est plus un accompagnement vers la découverte de la propre expression de l'élève qu'un véritable apprentissage "dur". Cette affirmation vaut pour l'improvisation autant que pour la musique écrite. Cet accompagnement pédagogique est essentiel, mais il ne saurait à lui seul "fabriquer " un musicien. Il y a deux ou trois siècles, les écoles de musique et conservatoires de musique n'existaient pas et la musique n'était pas reconnue comme une discipline artistique, mais un artisanat qui se transmettait de maître à élève. De là où ils se trouvent, les grands compositeurs que sont Bach, Beethoven ou Mozart diraient certainement en regardant notre système de formation musicale actuel que la musique ne s'apprend pas dans les écoles, et ils ne parleraient pas seulement de l'improvisation, mais de la musique en général. Aucun pédagogue musicien sérieux ne pourra prétendre apporter l'Art de la musique à un élève, que la musique soit écrite ou improvisée, car aborder l'apprentissage musical, ce n'est pas inculquer à coup de massue le Code pénal par coeur ou tous les théorèmes des mathématiques. La principale action du pédagogue est de montrer une voie, un art d'entrer en musique, de s'approprier cette forme d'expression, d'en comprendre les tenant et aboutissant et à la toute fin de s'en approprier les divers éléments pour en forger sa propre expression singulière. "Apprendre à apprendre, obtenir que l’étudiant s’enseigne lui-même, qu’il devienne autodidacte par volonté" pour reprendre la formule de Pierre Boulez.

Quand Denis Beuret dans son texte-réponse affirme " Elle (la musique improvisée) se renouvelle à travers chaque musicien, à travers la singularité de chaque individu", j'affirme que cela vaut pour la musique écrite également. En effet, le pédagogue ne peut qu'accompagner un élève vers sa propre expression musicale, il ne pourra jamais lui inculquer "la Musique ". Et si comme vous l'affirmez, l'improvisation ne s'apprend pas dans les Hautes écoles, la musique écrite ne s'apprend pas non plus dans les Hautes écoles. Pour preuve aucune Haute école, qu'elle soit jazz ou classique ne pourra jamais prétendre qu'un musicien sortant diplôme en poche, trouvera du travail et fera un carrière d'artiste concertiste ou compositeur brillantissime. Le fait de pouvoir jouer une sonate de Beethoven, les deux cahiers par coeur du clavier bien tempéré de Bach et j'en passe, ne suffit évidemment pas à se déclarer pianiste concertiste. Là est bien le problème. Un musicien sortant d'une HEM n'est pas encore un musicien mais il a tous les moyens en poche pour le devenir. De même un improvisateur qui sort d'un cursus d'improvisation d'une école quelconque n'est pas un improvisateur, mais a potentiellement les moyens d'en devenir un par son engagement futur et sa pratique. En fait, la démarche ultime lui appartient. Cela, tous les musiciens conscients, improvisateurs ou non le savent et votre grande tirade totalement décalée est d'une ringardise inquiétante. Par contre, comme déjà dit par mes collègues, elle contribue gravement à "ghettoiser" encore un plus les musiciens et artistes appartenant au jazz libre en Suisse.

Autre constat qui m'attriste : Vous vous prétendez musicologue et journaliste, titres que vous avez très certainement acquis, il y a très, très, très longtemps… En effet, un certain nombre de travaux de recherches, dans nombre de pays, parlent avec intelligence et pluralité de la place de l'improvisation et notamment de l'improvisation libre. Beaucoup de chercheurs, déjà dans le début des années quatre-vingt ont dessiné les contours des enjeux de l'enseignement de l'improvisation et de sa pratique. Ce que vous écrivez à ce sujet est proprement consternant et appartient à une vision totalement dépassée qui nie nombre d'ouvrages et de témoignages sérieux qui parlent de cela avec humanitude, intelligence et rigueur intellectuelle. Je vous renvoie à ce sujet aux écrits de Jacques Siron ou de Denis Levaillant qui, parmi beaucoup d'autres, ont tous deux contribué de belle manière à ce vieux débat. Mais je suppose que selon "Saint-Thomas-Meyer" ces gens n'existent pas non plus.

Pour conclure, j'aimerais simplement re-citer ce que Jacques Demierre dit dans sa réponse plus bas : " Prétendre que l’improvisation est morte équivaut à dire que la musique est morte ! ".

Cher Monsieur Thomas Meyer, si vous pensez à changer de métier, ce que je vous conseille vivement, les Pompes funèbres vous iront très bien. A bon entendeur…

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire