25/09/2010

JACQUES DEMIERRE

Jacques Demierre_A propos de l'article " Ist die freie Improvisation am Ende?" de Thomas Meyer, paru dans Dissonance, #111.

Cet article de Thomas Meyer est dangereux. Sous le prétexte de la provocation, il apporte sa contribution au mouvement de restauration d'une culture Mainstream que l'on peut observer dans toute l'Europe et dont l'ambition est finalement d'offrir des objets culturels facilement consommables et formatés pour le marché et pour les institutions.
L'intention provocative d'un tel article aurait pu être intéressante dans un autre contexte politico-culturel, les musiciens improvisateurs n'ayant pas davantage tendance que leurs collègues non-improvisateurs à remettre en question leurs pratiques musicales. Mais dans le contexte actuel, ce texte pose le problème de la séparation entre le pouvoir culturel et la presse.
Thomas Meyer est à la fois journaliste écrivant dans Dissonance (revue éditée par
l'Association suisse des musiciens et la Conférence des hautes écoles de musique suisses) sur la mort de la musique improvisée en tant qu'expression musicale autonome, et, simultanément, il est membre du Conseil de Fondation de Pro Helvetia, qui évalue, puis, selon les cas, accepte ou refuse les requêtes soumises, entre autres, par des musiciens pratiquant la musique improvisée. Cette position "berlusconienne" est inacceptable. Elle est d'autant plus inacceptable que certains responsables de dossiers au sein de la fondation, s'avouant incompétant face à la musique improvisée, se réfère à ce texte pour fonder leurs décisions.
Cette collusion entre un organisme culturel et la presse est évidemment au service de
l'orientation que prend Pro Helvetia depuis plusieurs années déjà. Nous sommes en train de passer, et le rythme s'accélère, d'une fondation qui devrait être un service public garant de la diversité des expressions artistiques et culturelles, à une entreprise de production vendant des produits label suisse calibrés, et qui met de plus en plus l'accent soit sur des projets intégrant des musiques folkloriques suisses, accompagnant ainsi le réflexe de repli identitaire qui existe déjà au niveau de la société, soit sur des "events" qui permettent de donner à l'étranger, à travers des productions artistiques facilement consommables, une image policée
et politiquement correcte de la Suisse.
Le texte de Thomas Meyer rejoint également la position de Pro Helvetia quand il fait la différence entre musique improvisée et improvisation. La première aurait cessé d'exister selon lui, la seconde faisant partie maintenant de l'éducation de base. Malheureusement la méconnaissance est profonde autant chez Pro helvetia que chez Thomas Meyer. La musique improvisée n'est pas un style, encore moins une technique. Elle est précisément non-idiomatique et non-référentielle. Elle se renouvelle à travers chaque musicien, à travers la singularité de chaque individu. La musique improvisée de l'ensemble anglais AMM dans les années 60 n'a rien à voir avec par exemple The Art of Memory de John Zorn/Fred Frith des années 90, ou encore avec les improvisations du trompettiste Peter Evans, More is More, parues en 2006 (pour prendre à dessein des exemples non-suisses). La musique improvisée meurt à chaque concert, à chaque nouveau concert, elle renaît. Elle est en constant changement, en perpétuelle transformation. Et elle se fait précisément l'écho, à travers
chaque musicien, des transformations artistiques, philosophiques et technologiques qui se manifestent au niveau de la société.
Mais cette méconnaissance de la réalité de la musique improvisée est aussi preuve d'une incompétence grave. Thomas Meyer est l'un des rares en Suisse à écrire régulièrement sur la musique improvisée, et pourtant, non seulement il dénigre le travail actuel de la génération des plus de cinquante ans dans son texte, mais encore, il passe totalement sous silence l'engagement des générations suivantes qui ont rejoint depuis longtemps ces musiciens "historiques" pour défendre et promouvoir sans distinction d'âge cette pratique improvisée. Unexemple récent: vendredi 17 septembre 2010, le Insub Meta Orchestra réunissait pour un concert plus de 45 musiciens improvisateurs, toutes générations confondues, à l'AMR,
Genève. Que faisait Thomas Meyer ce soir-là?
Ecrire aussi que l'enseignement actuel de la musique improvisée dans les Hautes écoles suisses a condamné à mort cette pratique relève d'une méconnaissance historique des rapports entre académie et underground. Les écoles de jazz qui sont apparues il y a des dizaines d'années aux USA n'ont par exemple jamais empêché le développement des aspects les plus radicaux de cette forme artistique. Les conservatoires qui enseignent depuis longtemps la musique contemporaine écrite n'ont jamais affecté négativement le renouvellement de la musique contemporaine. Il y a eu coexistence avec ces différentes formes d'art et il y aura coesistence avec la musique improvisée. Cette incompétence journalistique est à mon avis aussi liée au problème de l'incompétence constatée à maintes reprises dans les décisions prises par le Conseil de fondation de Pro Helvetia concernant la musique improvisée: Je pose la question de la rigueur dans l'évaluation des requêtes: que répondre à une responsable de projet qui vous avoue son incompétence face à la musique improvisée mais qui signe néanmoins une lettre refusant une requête avec une argumentation particulièrement faible et très mal étayée? Et qui brandit de plus le texte de Thomas Meyer comme caution intellectuelle?
Je pose également la question du fonctionnement administratif de Pro Helvetia face à la musique improvisée et aussi celle de l'évaluation culturelle de cette même musique. Qui avons-nous en face de nous, nous musiciens improvisateurs? J'ai eu l'occasion de rencontrer il y a quelques mois une responsable de la musique improvisée au sein du Conseil de fondation de Pro Helvetia, l'entretien a été révélateur: un tel manque de connaissance concernant la musique improvisée et son histoire, et une telle inculture en matière de musique expérimentale m'ont paru alors et me paraissent toujours inconcevables avec une position de responsable culturel. Thomas Meyer est-il alors instrumentalisé par Pro Helvetia?
Les arguments rencontrés dans le texte de Thomas Meyer pour affirmer la mort de la
musique improvisée sont en gros les mêmes que ceux avancés par Pro Helvetia dans les cas de refus de requête. Manque d'innovation et caractère non-actuel de la musique en question.
Mais que veut dire innovatif pour Pro Helvetia, que veut dire actuel pour Thomas Meyer? Morton Feldmann aurait sûrement vu ses requêtes refusées par manque d'innovation sur le long terme. Une musique qui surfe sur les modes est-elle plus actuelle que celle d'un improvisateur qui creuse une voie singulière?
Enfin, je pense qu'il y a un problème à juger une musique par son mode de fabrication. Une musique peut-elle être morte du simple fait qu'elle est improvisée? Certaines formes de musique improvisée sont mortes, bien sûr et heureusement, mais la musique improvisée n'est pas morte en tant que génératrice de musiques inouïes. Les musiciens improvisateurs ont d'ailleurs peut-être eu tort de revendiquer l'improvisation comme caractéristique essentielle de leur pratique, au point que leur musique en porte le nom. L'improvisation n'est pas le contraire
de l'écriture, la musique improvisée n'est pas le contraire de la musique écrite. Le temps de la composition peut pour certains musiciens-compositeurs être égal et simultané au temps de la réalisation. Le vieux débat de la E- et U-Musik est-il finalement toujours d'actualité?
En guise de conclusion à ma réaction à cet article, je propose à Thomas Meyer et à Pro Helvetia, une rencontre, sous forme d'états généraux de la musique improvisée, où seraient débattues ouvertement les problématiques liées à la musique improvisée en Suisse et à son soutien par les instances culturelles.

Jacques Demierre

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